Quand es-tu allé, Diamant Fou ?
ROMAN
Destination : l’ère psychédélique.
Objectif : Syd Barrett.
Mission : changer son destin.
Gaspard a un problème : il voit partout un clown invisible aux autres qui ne sait dire que « suis le chat ». Autre problème : son adoration de Syd Barrett, exclu de Pink Floyd en 1968, le met à la marge du fan club.
Mais Gaspard connaît le concepteur de la première machine à voyager dans le temps. Et, en juillet 2006, il apprend le décès de son idole. Désespéré, il s’empare de la machine et se rend en 1967 sans réfléchir aux conséquences. Son but : redresser le destin de Syd Barrett.
Pour y parvenir, il devra se confronter aux moeurs de la contre-culture, aux expériences d’un apprenti sorcier et… à l’étrange comportement d’un chat.
Petit extrait
— Et toi, Gaspy ? fait Syd soudainement. Toi qui connais rien à Pink Floyd, toi qui en avais jamais entendu parler avant d’habiter là, tu crois que ça va marcher ?
Gaspard le dévisage d’étrange manière, surpris qu’on le prenne à témoin. En même temps il a l’air ailleurs — une pluie d’or et de platine, une tornade de mélodies, un déluge de pochettes d’albums, de fanzines, de dithyrambes…
— Il y a un bon commentaire à propos de Games For May, dit–il au bout d’un moment… dans le Financial Times, je crois.
Consternation générale.
— Le Financial Times, fait Syd, l’œil dans le vague. Quel rapport ?
— Hem… j’ai vu ça samedi, à la volée…
Le concierge au teint de ramoneur a l’air si peu convaincu de ce qu’il avance qu’on le scrute avec perplexité. A–t-il jeté cette énormité pour faire rire ? Pour adoucir l’humeur de Syd ? (…) On lit. On n’en revient pas, c’est bien la vénérable feuille économique qui étale le premier éloge au sujet d’un concert de Pink Floyd dans un grand quotidien. Depuis quand les cols blancs s’intéressent au rock ? On contacte le reste du groupe ulcéré aussi par le coup de la BBC. Roger Waters exulte, la société se rebelle ! Peut-être ne faut-il pas s’emballer autant, néanmoins Syd retrouve le sourire, lui qui décrivait cette interview comme une sorte de fin du monde. On ne veut plus voir qu’un bon présage dans l’illumination d’un pigiste : le Floyd va élargir le cercle de ses fans et gagner sinon la gloire, du moins le respect.
Autre extrait
Sa migraine dissipée, Gaspard épie la conversation dans le séjour. Elle n’a pas dévié de son ton loufoque puisqu’il est question de l’aérodynamisme le mieux adapté aux fusées qui, faute d’un accord bilatéral clair et intelligible, devront engager le combat avec les soucoupes volantes. Entendant le chat laper à grand bruit, ce chat au museau noir comme de la suie, le lien se fait — il revoit la lecture du Vent dans les saules où l’on apprend qu’un chauffeur de locomotive, être terre-à-terre s’il en est, peut croire que Crapaud est une blanchisseuse en dépit de sa peau verte et de sa démarche amphibienne.
Syd est là et bien là, l’occasion ne se représentera pas.
Inventer une histoire, tenir un rôle.
Non, trop difficile… mais il faut essayer, quitte à se planter… être créatif, en appeler à Peter Sellers, Raymond Devos, Fernandel… et à ce qui reste du bouchon de liège brûlé, là, près de l’évier — bouchon que Gaspard dissimule dans une poche de pantalon avant d’effectuer trois pas hésitants vers le séjour.
— Messieurs, dit-il, désolé de vous interrompre, mais… tenez-vous vraiment à faire ça ?
— Faire quoi ? demande Taylor, le crayon ministériel à la main.
— Ce que… ce dont vous parliez : invoquer un esprit.
— Pardi ! c’est comme ça que ça marche, fait Syd à la cantonade.
— Mais je veux dire… l’avez-vous déjà fait ?
Encore un extrait
Ce moment suspendu, d’une intensité affolante, met le bonimenteur en porte-à-faux avec la conduite de sa stratégie. En un éclair, il revisite sa propre histoire. Lui qui à l’âge actuel de Syd s’enivrait des sortilèges de The Dark Side of the Moon, de l’émotion de Wish You Were Here découvrait les sons démodés du premier album. Combien de fois les réveils de Time avaient-ils sonné, combien de fois Echoes l’avait-il transporté sur la planète Floyd avant que le manège de Syd Barrett commence à tourner, cet univers pour lui si vivace, ce mythe qui le fixe les yeux dans les yeux, qui est là pour lui seul, si près que tout autre fan à sa place lui arracherait ses vêtements et le couvrirait de baisers.
Visualisez la scène, peut-être partagerez-vous son angoisse.
Quoique… il vous faudrait être un clown invoquant un Pierrot qui n’a jamais existé — mais comment être sûr — pour évoquer des choses qui se sont produites et qui peut-être ne se produiront pas, le présent altérant suffisamment l’avenir pour qu’on ne sache plus très bien où on en sera. Bon sang, comment expliquer ça… en vérité, je viens du futur parce que, à l’époque… non, c’est toi-même devenu fou qui voulais t’avertir, plus jeune… grands dieux, que c’est complexe. L’heure tourne, que faire…
D’abord répondre à ça : qui a lancé le numéro ?
Toi, bien sûr. À toi donc de le mener à son terme. Quand on est en piste, on reste jusqu’à la fin du spectacle.
Et un dernier
Pris de vertige comme à chaque fois qu’il réfléchit au fait d’avoir outrepassé ses droits, le concierge n’a pas le temps de creuser davantage que Syd, d’un geste désabusé, retire le cosmonocle et le laisse tomber dans le tas de vêtements, les yeux tout boursouflés ; qu’il s’étend de tout son long, les mains croisées sur le nombril ; et que… mais…
Mais que fait-il ?
Il replie les jambes, se tourne à demi vers Gaspard dont il entoure vivement la bedaine avec le bras droit, cherchant à appuyer sa tête contre sa poitrine (…), et voilà que l’idole part dans un sanglot à vous casser le cœur en deux, il se blottit contre le fan, s’accroche à ses bretelles, réclame sa protection, grands dieux, c’est le plus renversant des renversements de paradigme.
Alors plus de fan qui tienne, plus de bonimenteur : d’un geste peu assuré, Gaspard soulève lentement le bras droit qu’il passe derrière la nuque de Syd, dont la tête se retrouve sur sa poitrine, et la chevelure bouclée dans son nez. (…)
— Gaspy, je suis en train de tout perdre, et je suis seul, tout seul !
— Mais non, Syd, non…
— Le démon va me sauter à la gorge, il attend que ça ! C’est trop, Gaspy, c’est plus que je peux supporter… je sais pas quoi faire, je perds les pédales, je contrôle rien !