CHRONIQUES MONTPELLIÉRAINES
CHRONIQUES MONTPELLIÉRAINES
NOUVELLES
Un lieu, Montpellier.
Un jour, le 17 décembre 1993.
Que s’est-il passé là-bas ce jour-là ?
Des choses qui pourraient se produire n’importe où ailleurs, n’importe quand : l’illumination d’un poète, un accident de voiture, la déprime d’un passager de bus, la visite mouvementée d’un appartement, une réunion de potaches à la faculté de Droit, une employée penchée sur son passé, quatorze individus se croisant dans un centre commercial, la rencontre d’une fillette et d’un chat, la balade d’un homme qui aimait les femmes, un couple désuni après le suicide d’un ami, le rêve épique d’un communiste alcoolique, des amants d’un soir et un bébé différent des autres, l’angoisse du poète confronté à la déesse qu’il veut servir.
Un voyage à travers la diversité du langage et de la forme pour dresser le portrait d’une journée ordinaire, même si l’on y voit des anges se disputer, un mort se manifester avec fracas, une entité mystérieuse s’exprimer en sonnets…
Le livre comprend treize nouvelles, en voici un échantillon.
Ex nihilo
Observe les phénomènes ; observe tes pensées, vois-les affirmer leur aptitude à être au monde. Sens le mouvement des êtres et des choses, entends la vie proliférer comme des nuages, promesse de fraîcheur ou de désastre, fastes ou néfastes, pour engendrer la fiction de l’existence. D’un œil charnel, tire des éclats de ce chaos avant qu’ils ne s’éteignent dans une froide éternité — car tout est là, prêt à être dérobé à l’étoffe du devenir — et plus tard, dans l’atelier où ils se chargeront d’un sens nouveau, exerce le regard spirituel apte à redresser l’indifférence du réel en laissant s’accomplir autre chose.
Vent et soleil
Cramponnée au volant, la conductrice de l’Austin hoche la tête de manière étrangement mécanique. Soulagée, la blonde enclenche la poignée, et, comme elle entrouvre doucement la portière, l’autre se tourne enfin vers elle, l’air désemparé.
— Qu’est-ce… que vous… voulez ?
Une auto filant à vive allure ralentit à leur niveau et poursuit en accélérant. La blonde ouvre complètement la portière.
— Vous me demandez ce que je veux ? dit-elle ébahie. Je vous signale que vous m’êtes rentrée dedans.
— N-non, c’est pas moi… c’est… je dois y aller.
— Hein ? Aller où ! Vous m’avez tapée et vous allez nulle part. Commencez par couper le contact, s’il vous plaît.
— N-non !
— Ma parole, vous avez bu ?
Campagne
Horizon de fer, vagissement de balénoptères, ça use pas où il faut, qu’elles disent. Considère ta gueule, elle ressemble à ton cul. Et la robe en blanc qui revient, jusqu’où ça se concentre, la connerie ? Ces gens m’ennuient. Leurs petites vies. Quoi, encore une grosse ? Pas l’air bien net non plus, monstrueux de loucher comme ça.
— Madame, allez-y doucement, dit le conducteur.
— Bip… bip… biiiiiip.
— Putain de machine !
— Bip… biiiip-schtack !
Et le croque-mort qui regarde d’un œil expert. Le mongol aussi, ça le fait marrer. Gogol qui rigole, à ça qu’elles doivent penser, les deux putes. Une âme sœur que je trouverais pas ennuyeuse, mais c’est plutôt elles qui s’en plaignent. Toi, petite, tu connais pas ça, l’ennui. Tu t’amuses, les autres on dirait que tout leur est dû, peux même plus rêver en paix, rien n’était joué, tout était germe.
Jeu de Paume
Le soleil près de son apogée vide un carquois de rayons sur le bas du boulevard Ledru-Rollin. La fanfare luisante du trafic retentit en retour, le vacarme s’insinue dans les ruelles, monte vers le vieux centre, s’affaiblit jusqu’au clocher de Sainte-Anne qui répond mollement, sur un rythme solennel. Un nuage en forme de bouclier traverse l’Écusson du nord au sud, recouvrant les bâtisses avec la lenteur d’une tortue. Coiffé d’un chapeau noir, M. Casanova examine le profil droit de son reflet dans la vitrine d’un salon de coiffure. Il relève le col de son manteau, se détourne avec raideur, la photo d’un modèle lui envoie un sourire. Visiter à midi, quelle idée. La panse gargouille, on saccage le boulot.
Un convoi funéraire descend la rue Saint-Guilhem. La mine sévère, M. Casanova se découvre au passage du corbillard. Sans tambours voilés ni trompettes bouchées. Gros nuage, macchabée, joli présage.
Cosmopolites
Ayant dit, Guilhem attaque son pan bagnat tout en détaillant les articles du règlement dont il se souvient avec une précision étonnante et qu’il double de commentaires personnels. Soucieux d’image avant tout, il n’aurait par exemple pas toléré que la faluche fût portée de travers comme un béret anglais, ou trop étirée en hauteur, manière arlequinesque, ou trop carrée, car on la confondrait avec la toque professorale, apanage des bouffons qu’elle a remplacée. Nul pourpoint ne lui sied mieux que la chemise blanche des bons élèves frondeurs. Pour le reste, chacun sa fantaisie, chacun étant libre de se plier aux idées du Chef, car tout symbole de liberté à l’égard d’autres formes de pouvoir qu’elle soit, la faluche n’en est pas moins représentative de la coutume militaire selon des canons antérieurs à l’érection de l’université, et jamais depuis lors ses princes n’ont perdu le terrain.
Commutation : transfert
Mon ange. Je t’appelais mon ange. Quand j’y pense, mon ange. Tu aimais mes cheveux bouclés, combien de fois me l’as-tu dit. Tu aimais les caresser, comme ça. Tu as dit que tu étais fou d’amour. Moi aussi, un peu plus tard. Tu en as dit, des choses. Qu’une maison, tu en rêvais. Qu’on allait construire quelque chose, qu’à deux on pouvait le faire. Ça semblait si facile, j’écoutais sans me lasser, je voyais ce nid d’amour, je le voyais. Tu parlais d’une ferme, d’un palais à la belle étoile, de choses comme ça. Je ne savais pas trop, je m’efforçais d’y croire. Tu paraissais si fort, déjà un homme, mais moi qu’est-ce que j’y connaissais ? Tu venais me chercher à moto, mes parents n’en savaient rien. On était discrets, je crois. C’était entre nous, juste entre nous. Je rentrais tard, par-derrière, en catimini, retrouver ma chambre de petite fille. Je gardais longtemps l’odeur de ton cuir, certaines nuits il n’en fallait pas plus…
Archipel
GABRIEL : D’un côté nous avons vue sur la Gloire éternelle, de l’autre sur un aveuglement d’êtres inférieurs selon l’opinion couramment admise, et nous ne sommes qu’à mi-chemin.
HANIEL : De la beauté s’en échappe néanmoins, des radiations charmantes qui franchissent les éons jusqu’à nous, maint témoignage pourrait t’en assurer.
GABRIEL : Il ne te déplaît donc pas d’y plonger ?
HANIEL : L’observation étant l’idéal de notre ministère, j’accueille l’invitation de Nithaël avec joie.
GABRIEL : Fort bien. Y a-t-il un protocole ?
HANIEL : Nous allons le savoir. Deux vecteurs, selon moi, devraient nous aiguiller : la beauté de la chose, et l’honneur de la cause.
Haniel et Gabriel débouchent aux confins du système solaire.
GABRIEL (l’air suspicieux) : Nithaël, dis-tu ? Cet ange qui voulait réformer le cours éternel de nos hiérarchies ?
HANIEL : Oui, Chérubin, dans l’espoir que ni Trône ni Domination ne se dérobe éternellement à la variété des servitudes du Ciel.
GABRIEL : Cela ne me paraît pas être une si noble cause… frayer avec tant d’imperfection.
HANIEL : Quand elles ne sont pas pures fanfaronnades, les idées de Nithaël sont lumineuses — dans la mesure qui lui fut conférée, cela va de soi. Ses cahiers sont saturés d’anecdotes qui ont… le goût de la vie.
Le ciel au-dessus de Montpellier.
GABRIEL : Qu’importent les raisons, Élohim, nous y voilà. Employons-nous avec énergie, le Ciel ne pourra se plaindre que ce travail, si bas fût-il, ait été mené à son terme.
Éclair pétaradant, roulement de castagnettes, fumerolles grises, paraît Nithaël dans une combinaison jaune de pilote de chasse.
NITHAËL : Paix et falutafions, Archanve Recteur, et à toi auffi, Grand Fef des Tranfmiffions.
Comédie
Tite Marie est surtout remarquable parce qu’elle voit des choses que les grandes personnes ne voient pas. C’est d’ailleurs en rejoignant papa qu’elle entend quelque chose bouger sous un buisson rabougri, au bord du chemin. Curieuse, elle s’approche, remue une brindille. La chose montre alors le bout de son nez.
— Oh ! mais qu’est tu fais là ? dit-elle.
— Allons, ne perdons plus de temps, dit papa déjà au haut du square.
Tite Marie s’agenouille vite et montre sa main, ce qui lui fait lâcher le doudou ; mais la chose s’est ramassée comme un manchon de fourrure.
— Tu donnes ta papatte ? Tu sais, il faut pas avoi peur.
Et voilà, sans craindre cette voix haut perchée, que la chose avance une patte aussi blanche que du lait, puis la retire sans un bruit.
— Bonzou le tit sat !
— Relève-toi, dit papa, et ne laisse pas traîner tes peluches. Si tu les salis, tu n’auras pas de crêpe.
Tite Marie reprend son doudou et fait au revoir. Comme elle s’en va en trottinant, la chose sort sa tête toute blanche de sa cachette…
Vision et souvenirs
Le clou de son originalité est une améthyste dépolie au-dessus de la lèvre. Retenez : la beauté n’est pas un vague entrelacs, c’est un point fixe idéalement disposé. Les eaux furieuses peuvent tourbillonner autour, le roc ne faillit point — vous pensez à des jardins de pierre, bougé imaginaire — elle marche d’un pas printanier, vif, plus vertical qu’horizontal. L’amour n’est-il pas fait pour être partagé par le plus grand nombre ? Les yeux s’envolent sur le sucre de la moue — la colombe vous entend bien — et papillons caressent les pierres d’angle, avec un éventail peint d’oiseaux migrateurs, parfaitement nue. Tout est dans le don, ajoutez-vous, là réside la beauté charitable. C’est faux, retranche-t-elle, ou ça dépend avec qui, adorable touche florale lorsqu’elle dodeline et découvre ses petites dents sous le bouquet de la cueillette du matin. Vous devinez un mignon petit cœur, souple et fin, rêvez châteaux de fraises des bois — si vos arguments ne tiennent pas cinq minutes, abandonnez.
Présence
David échange sa main droite contre sa gauche. Délicatement, il passe le bras autour du cou de Béatrice. Regardant ce qui resplendit au loin, cette beauté au-delà des mots, ils se caressent tendrement. Puis la lumière paraît se disjoindre en nappes sonores montant des profondeurs, d’autres couches se soulèvent, une à une, plus évanescentes, plus libres, comme si le temps se déchirait. Et d’un coup, la douce pression sur les mains unies se relâche au son de voix mélodieuses — au chant de la harpe, Azraël ferme un œil, et la lumière se retire sous ses ailes protectrices. La pluie et le vent reculent vers la source lointaine, emportant les lambeaux noirs des mauvais rêves, la lumière rompt ses attaches, les quittant pour le Shéol aux parfums sublimes, les laissant seuls, seuls comme des enfants perdus qui se sont retrouvés dans le gigantesque, le monstrueux concert de la vie — et disparaît.
Gengis Khan
— Les prolétaires gagneront… ils gagneront le monde…
— Ah, Gaby… vingt ans en 68, voyez ce que ça donne, tu m’étonnes que le Parti soit aux oubliettes de l’histoire.
À ces mots, robuste Cathala, un regret te voile la face, pour n’y plus penser tu te perds dans les courses du week-end. Mais toi, René, le nez dans l’anis, tu parviens au second pallier de ta dépendance. Légèrement gris, l’alcool te porte à des altitudes moyennes où la prosodie des vieux programmes et de la propagande éveille les prémices de la victoire totale. Un peu noir, l’idéal te gouverne déjà, tu commémores l’incontestable succès des révolutions socialistes et l’accomplissement éternel de la Commune, le prolétariat ferraillant victorieusement contre la propriété. Franchement saoul, la phraséologie classique entrechoque ses membres éclatés, les époques se mêlent pour clamer le mystique établissement du bonheur sur terre ; et à trois grammes par litre, il n’y a guère que l’intrépide hampe du drapeau rouge pour te garder de choir, c’est ainsi que tu verses ton rêve immense sur le compte de la vérité historique.
La nef des fous
Les mains dans celle de l’homme, elle descend, mouvements de balancier, à-coups, dans l’eau mouvante. Il réfléchit, les vapeurs le font planer. Elle lâche une main pour caresser sa cuisse, qui s’approche lentement du membre mousseux. Elle montre un bout de langue, rose sombre.
— Et ces mecs avec qui tu te fends la poire sont pas jaloux, dit-il.
— Si tu insinues qu’ils ont de quoi l’être, tu me flattes.
— Coquette, va. Même pas une petite préférence ?
— Je m’embarrasse pas avec ça, répond-elle, les yeux dans les yeux. Une fois, j’ai vécu avec un mec. Au bout d’un mois, on avait plus rien à se dire. Avoir des amis, beaucoup d’amis fidèles, c’est autre chose.
— Hum… mais tu n’es pas sans savoir que ce mode de vie répond exactement aux critères des comportements à risque.
— À bas les comportements, à bas les risques ! Un peu d’eau froide ?
Elle ouvre le robinet, bleue et cuivrée, rose, blanche, dans la lumière capricieuse. Il renverse la tête, la pose sur le rebord. Elle attrape un autre joint, l’allume au bout d’une pince à linge. De ses doigts sous la mousse, calme floraison, il cherche la main curieuse…
Songes d’eau, rêve de pierre
Tôt ce matin, des anges m’ont parlé, leurs ailes étincelaient. Des anges m’ont parlé ce matin, de l’encre coulait de leurs plumes. Je me demande si j’ai rêvé, si leurs livres étaient ouverts.
Et je suis allé au sanctuaire, personne à l’orgue, j’ai allumé un cierge. Au sanctuaire je suis allé, pas de musique, j’ai allumé un cierge. Où Tu dois demeurer, je crois que j’ai prié, mais l’autel était vide…
M, haut lieu subliminal où la lumière est avalée par l’ombre — un type tout en noir perché là-haut, prends tes jambes à ton cou ! A A, le ciel tombe sur la terre — il déploie ses ailes, fais tes valises ! I I, tu trébuches dans la caillasse, le sol s’ouvre sous tes pieds,
Il fait noir comme en un four, ça pue la foudre, relève-toi vite ! Ce type à la croisée des chemins, son sceptre noir, arrache-toi ! Il n’est ni du Ciel ni de l’enfer, félicité et facilité ne riment pas.
Toi qui chemines en pays noir, avance ! — je tombe à genoux. Traverse le Pays Noir ! — c’est bien le moment de faire une prière ;
Mais l’inconnu lève son sceptre, les étoiles se rallument — certains le nomment Hermès, d’autres Mercure…